Littérature > Un artiste du monde flottant, de Kazuo Ishiguro

Publié le par Les Cactus, qui s'y frotte critique.

*StarCactus*




 "Si, par une belle journée, vous gravissez le sentier qui part, en pente raide, du petit pont de bois que l'on continue d'appeller, par ici, "le Pont de l'Hésitation"...

     La finalité de l’œuvre d’art, la finalité de l’artiste, on pourrait croire que ces questions déjà riches sont dans Un artiste du monde flottant la finalité de Kazuo Ishiguro. Bien qu’ayant déjà croisé au détour d’un rayonnage ce nom à la consonance singulière, je ne m’étais jamais vraiment intéressé aux ouvrages pourtant célèbres de cet écrivain britannique d’origine japonaise. Et pourtant, en ce premier jour de vacances, la volonté de me détacher d’un quotidien envahissant et oppressant m’a poussé à me saisir de cette couverture délicate, de cette image colorée qui soulignait ce titre de roman déjà intriguant.

     Dans un Japon qui se relève du désastre de la seconde guerre mondiale, l’artiste Masugi Ono, très renommé bien que se faisant de plus en plus vieux, contemple le monde qui l’entoure. C’est un mélange de souvenirs, d’impressions, d’occidentalisation et de tradition qui forme ce nouvel univers dont il ignore même s’il doit être sceptique ou confiant à son propos. Le lecteur plonge de souvenirs en souvenirs, de cette grande et belle maison aux conditions de son acquisition, aux conversations dont elle a été témoin, aux personnes qui y ont conversées, aux connaissances de ces personnes, à leurs parcours… Tous ces souvenirs sont des impressions de peintre. On assiste à des rêveries délicates et subtiles, des réflexions en arrière-plan, qui rappellent les touches de couleurs infimes nécessaires à l’élaboration d’un chef-d’œuvre. Kazuo Ishiguro se fait le porte parole d’une culture qui, bien que stéréotypée à bien des égards et finalement assez peu creusée, se manifeste par l’élégance d’un langage épuré et un regard d’une extrême finesse. Les « maisons de plaisirs » ne sont pas le lieux de plaisirs charnels et physiques, mais plutôt de rencontres, de rires, de plaisirs spirituels tels que l’érudition et la beauté.

     Cet ouvrage est le récit d’une rencontre, entre une vision et une pensée, mais aussi entre des souvenirs anciens et actuels, de cette actualité blessée par la destruction et l’occupation américaine. C’est une rencontre entre artistes aux pensées divergentes, mais aussi entre le personnage principal, Ono, et son petit-fils, Ishiro, dont l’innocence est le marqueur du basculement entre la beauté médiévale du Japon et son effarante modernité. Entre ces deux perspectives, quel est du reste le monde flottant ? S’agit-il vraiment de « ce monde nocturne du plaisir, du divertissement et de l’ivresse qui formait l’arrière-plan de tous nos tableaux » ? Au fil de roman, le monde flottant prend divers visages, entre ce passé perdu, ce présent flou et ces souvenirs teintés de couleurs et de mystères. Mais c’est selon moi grâce à sa plume fine que Kazuo Ishiguro parvient finalement à tracer les contours de ce monde : sans être un espace ni un temps, il s’agit plutôt de ces bulles d’espoir ou de bonheur, dont la fragilité et la légèreté rend la poursuite difficile et pourtant si importante. Cette poursuite de l’artiste tâtonnant qui ne sait plus démêler sa propre personne des autres, qui ne parvient plus, et s’en excuse très souvent, à déterminer de qui sont telles ou telles paroles. Dans son propre déni de vouloir être un artiste du monde flottant, Ishiguro, par l'esprit de Masugi Ono, trouve la force de lui insuffler la vie et d’en ouvrir la porte au cœur du monde réel.



J'ai aimé le lire : assis sur l‘herbe, à la campagne. Ou au coin du feu, le soir, sans une lueur venant de l’extérieur.
LE détail que j'aime : C’est tout l’ouvrage qui devient un monde flottant et envoûtant.
Ce que j'ai aimé manger avec : un velouté d’asperges. Doux, délicat, chaleureux, et à la saveur subtile. Et le tout baignant dans une atmosphère d’un raffinement aussi célèbre qu’il est peu connu.

Je cite : « La beauté la plus pure, la plus fragile qu‘un artiste puisse espérer saisir passe à la nuit tombée par ces maisons de plaisir. Et par des nuits comme celle-ci, Ono, un peu de cette beauté passe aussi ici chez nous. Mais dans ces peintures-ci, il n’y a pas la moindre trace de cette dimension transitoire, illusoire. Et cela, c’est leur vice fondamental, Ono. »

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T
Merci pour votre commentaire. Ce qui m'était surtout apparu quand je l'ai lu, c'était la tentative très réussie de l'auteur d'écrire comme s'il peignait.<br /> Ce livre à part n'est pas exactement un roman, c'est un tableau réalisé avec des mots.
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L
<br /> eh beh... jolie découverte que tu as faite là, heureuse que tu nous la fasse partager :) peut-être me pencherai-je un jour de plus près sur la question...<br /> <br /> <br />
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